Bon an, mal an

Café et liberté
(Photo AFP)

Le temps ne se découpe pas selon les tranches du calendrier. Il y aura en 2015 les ingrédients de 2014, complétés par ceux qui surgiront l’année prochaine. Le nombre de bilans et de projections paru dans les médias est impressionnant. Tous ces dossiers sont bien ficelés et j’admire ceux qui les ont rédigés. Mais l’année fut longue, le monde est encore immense, la barbarie n’a pas reculé. Devant ses assauts, le coeur finit par faiblir : l’indignation, sollicitée à l’excès, s’épuise.

VOILÀ POURQUOI je n’ai nulle envie d’apporter ma contribution aux rétrospectives et aux prédictions. D’autant que celles-ci sont risquées : il est convenu de dire que la croissance va réapparaître en France, mais la Grèce fait peser un doute sur cette prévision. Je lis dans les dépêches de ce matin la condamnation d’Alexei Navalny à trois ans et demi de prison avec sursis dans une sombre affaire de pots-de-vin et de corruption relative aux laboratoires Rocher. Le condamné est russe, il représente l’opposition. Son frère a reçu une peine ferme de trois ans et demi. Ce n’est peut-être pas très important quand on songe aux 200 000 morts syriens, au chaos libyen, au délire nihiliste de Daech, aux enlèvements d’enfants par Boko Haram, et aux millions de prises de position suggérées par tous ces faits, ces crimes, devrais-je dire, pour lesquels votre humble serviteur n’a pas, en réalité, le début d’une solution.

Les gants blancs de Poutine.

Mais le sort de Navalny suffit à décrire Vladimir Poutine. Poutine n’est pas un dictateur sanguinaire, même s’il a le sang d’Ukrainiens sur les mains. Il se présente à nous comme un homme d’État qui ne perd jamais son sang-froid. Il fait le mal avec des gants blancs. Son arme principale, c’est l’hypocrisie. Navalny le gêne, il s’en débarrasse en le livrant à une justice aux ordres.  Je pense à ceux qui dénoncent la maladresse des Occidentaux vis-à-vis de la Russie, avec quelle arrogance ils l’ont traitée, comment ils ont cru faire du pays le plus vaste du monde l’arrière-cour du capitalisme. Ils ne savent pas à quel point leur opinion est choquante. Ils se fondent sur un droit inexistant, celui, pour une grande nation, d’ignorer les libertés essentielles pour défendre ses intérêts stratégiques, comme s’il était logique de combattre pour une mauvaise cause.

Des filles splendides.

Oui, une mauvaise cause. Les Russes n’ont jamais connu, en définitive, que la monarchie absolue ou la dictature. Poutine leur en offre un succédané, ou plutôt une combinaison contemporaine où la perversité des intentions et des actes se cache sous un vernis de modernité. L’autre jour, j’entendais à la télévision Luc Ferry, le philosophe et ancien ministre de l’Éducation, exprimer des idées optimistes propres à combattre le pessimisme français. « Nous sommes libres, disait-il, nous avons un bon système social et nous pouvons nous asseoir à la table d’un café et regarder passer des filles splendides ». Il a tellement raison, c’est tellement extraordinaire, dans ce monde de 2014-2015, de pouvoir dire tout le mal que l’on pense des partis politiques, des pouvoirs et contre-pouvoirs, et puis, quand on en a assez, d’aller s’asseoir à la table d’un café. Les Russes ne sont pas libres, même si la plupart d’entre eux ne s’en rendent pas compte, même si beaucoup d’entre eux jugent Navalny négativement : un semeur de désordre, un homme à la solde des Américains, un empêcheur de tourner en rond.

Nous sommes libres. C’est un avantage rare et bien plus précieux, bien moins facile à obtenir que ce que nous croyons. Nous sommes tellement sûrs de notre liberté de pensée et d’action que nous lui accordons pas toute l’importance qu’elle mérite. Notre mission, s’il nous en reste une, consiste à partager cette liberté avec le plus grand nombre de peuples qui ne seront jamais égaux tant qu’ils ne l’auront pas obtenue.

RICHARD LISCIA

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