Lanzmann et la vérité

Une vie riche
(Photo AFP)

La mort de Claude Lanzmann, à 92 ans, met un terme à l’une des vies les plus riches et utiles qu’un homme pût avoir. En se lançant avec une force inouïe dans des combats terribles et contradictoires, il s’est chaque fois métamorphosé pour mieux fasciner ses contemporains.

C’ÉTAIT il y a plus de 30 ans. Dans une salle de rédaction, je travaillais aux côtés de l’écrivain Jacques Lanzmann. Il nous a annoncé une nouvelle qu’il considérait comme énorme, à savoir que son frère, Claude, allait diffuser un film extraordinaire, unique, sans précédent, sur les camps nazis. Comme nous l’interrogions sur le film, il nous répondit qu’il durait au moins neuf heures et qu’il fallait, séance tenante, monter un dossier à la mesure de l’événement. Ses propos furent accueillis avec scepticisme, en partie parce que, à l’époque, les Français avaient oublié les horreurs de la Seconde guerre mondiale et en partie parce qu’une paresse coupable ne nous encourageait pas à visionner un film aussi long. Jacques Lanzmann exprima sa colère devant notre indifférence et, aussi incroyable que cela puisse paraître a posteriori, la conversation se déplaça vers d’autres sujets.

La force de l’émotion.

Bien entendu, nous avons mesuré quelques jours plus tard l’importance du film que, par bêtise, inconscience ou faute professionnelle nous n’avions pas flairée. Nous avions attribué à la solidarité familiale l’enthousiasme de Jacques, lui-même écrivain célèbre et adulé par le public. Ce que nous n’avions pas compris, peut-être, c’est la force créatrice que l’émotion peut conférer à un artiste. Claude Lanzmann n’était pas préparé aux fonctions d’historien hors pair, de cinéaste majeur, et d’artiste incomparable. Juif et athée, il entra dans la résistance, celle qui s’est battue les armes à la main contre l’armée allemande d’occupation alors qu’il n’avait pas encore 18 ans. La paix revenue, il entra aux « Temps modernes » de Jean-Paul Sartre, dont il devint le secrétaire particulier. Ce qui lui permit de travailler avec Simone de Beauvoir avec laquelle il eut une liaison passionnée.

Shoah, mot hébraïque.

Si son appartenance précoce au parti communiste français explique son engagement dans la résistance, rien ne laissait prévoir qu’il allait soudainement se passionner pour l’holocauste, pour le monde juif et pour Israël. Il n’avait aucun document pour faire son film, aucune image, aucune trace des atrocités (que les nazis s’employèrent à effacer avec minutie, tant ils savaient que, aux yeux de leurs ennemis, ils seraient considérés comme de grands criminels). Et c’est alors que, par la nécessité même où le plongeait le dénuement, il adopta un principe qui a fait le succès du film. Loin de reconstituer la mise à mort des victimes, il s’est employé, au cours d’une quête qui a duré une quinzaine d’années et l’a conduit à produire 225 heures de pellicule, à faire parler les survivants, bourreaux compris. Le résultat est implacable pour les négationnistes et les révisionnistes. En trouvant dans l’hébreu le beau nom de Shoah, il a assuré l’identification d’une oeuvre immense qui est la convergence du reportage, de la création minutieuse et parfaite et de la révélation d’une accablante vérité : le degré d’inhumanité que l’humanité peut atteindre.

On dit, ici et là, que Claude Lanzmann n’a jamais été commode. Comme si, par rapport à ses qualités de cinéaste et d’écrivain (notamment le splendide « Lièvre de Patagonie »), son mauvais caractère avait la moindre importance. Un caractère sans lequel il ne se serait pas battu contre les Allemands et n’aurait pas produit l’oeuvre la plus étrange, la plus convaincante, la plus foisonnante et somptueuse, la plus utile du XXè siècle. Dans les débats à la radio ou à la télévision, il était redouté par ses contradicteurs car son dernier argument reposait sur leur disqualification : « Avec vous, c’est toujours comme ça ». Même dans ses excès, il avait raison. À quoi bon concourir au dénigrement du judaïsme et d’Israël quand il y a tant de gens pour le faire ?

RICHARD LISCIA

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2 réponses à Lanzmann et la vérité

  1. Michel de Guibert dit :

    J’ignorais que c’est à Claude Lanzmann que l’on devait l’emploi du mot Shoah (anéantissement) pour désigner le génocide juif perpétré par les nazis ; il est à coup sûr plus juste que le terme d’holocauste (sacrifice) souvent employé improprement auparavant.

  2. CHRETIEN dit :

    Pardonnez-moi cette anecdote : mon père médecin, résistant non communiste, avait un ami avec lequel il avait fait ses études de médecine qui s’appelait Abraham Stroulewitch .Juste avant l’arrivée des Allemands, il était parti pour les États-Unis où il avait dû recommencer ses études pour pouvoir exercer. A la libération,il était revenu en France pour s’installer sur les Champs-Elysées dans un cabinet de chirurgie esthétique .
    Son fils, Richard Holbrooke, diplomate américain pendant les présidences de Clinton et d’Obama ex-négociateur américain pendant la guerre de Yougoslavie et en Afghanistan était revenu,lors de l’un de ses passages en France, voir mon père qui malheureusement était décédé, ce qui nous avait beaucoup touchés.
    Autre anecdote : mon frère aîné était en admiration devant l’armée allemande, ce qui mettait mon père dans une colère noire et les repas à la maison se terminaient souvent très mal (cruches d’eau et même pire comme Simone Veil avec l’un de ses fils).

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