Tunisie : l’autre révolution

Chokri Belaïd en décembre dernier
(Photo AFP)

L’assassinat de Chokri Belaïd, avocat de 49 ans, militant de gauche, a mis le feu aux poudres en Tunisie où l’opposition accuse le parti islamiste au pouvoir, Ennahda, d’avoir organisé ou commandité le crime. Des manifestations ont eu lieu dans tout le pays et les obsèques de M. Belaïd seront accompagnées demain d’une grève générale.

COMME EN ÉGYPTE, les élections tunisiennes d’octobre 2011 ont mis au pouvoir les islamistes, ce qui a provoqué la frustration de la gauche laïque. Non seulement elle s’estime privée des bénéfices de la révolution qui a mis à bas l’ancien président Zine el Abidine Ben Ali, mais elle a le sentiment que s’installe à Tunis un ordre religieux et tyrannique qui veut soumettre les femmes, incompétent en matière économique et sociale, incapable d’obtenir de l’Assemblée constituante une majorité des deux tiers indispensable à la rédaction d’une loi fondamentale. La révolte des laïcs, consécutive au premier crime politique qui ait jamais été commis en Tunisie, annonce certes de nouveaux désordres empêchant la stabilisation du pays et donc la relance de l’économie, alors qu’on y dénombre 23 % de chômeurs. En même temps, elle apparaît comme le seul moyen d’instaurer une démocratie jusqu’à présent inexistante.

Deux oppositions.

Le résultat des élections d’il y a seize mois a été en effet profondément négatif. Bien qu’Ennahda sache qu’il n’est pas en mesure d’appliquer à la société tunisienne des règles strictement intégristes, il est constamment débordé par les salafistes, qui ont obtenu 15 % des suffrages. Les dirigeants d’Ennahda se sont donc retrouvés dans une situation ambiguë : il leur fallait tout à la fois gouverner selon leurs idées, tenir compte d’une opposition laïque qui a fait la révolution qu’ils lui ont subtilisée et tenter de limiter l’influence du salafisme. Ils n’ont réussi qu’à laisser se créer des bandes de nervis qui attaquent les manifestants de gauche, lancent des anathèmes de type iranien, s’attaquent aux femmes, incendient le consulat américain. Bref, il y au moins deux oppositions en Tunisie, l’une démocratique et tonitruante, l’autre violente et intimidante, tandis qu’Ennahda tente de faire tous les jours le grand écart entre l’intégrisme et la laïcité. Non sans traiter les fondamentalistes avec plus de mansuétude que la gauche et le centre.

L’assassinat de Chokri Belaïd constitue à la fois un crime répugnant et une immense erreur politique. Elle galvanise l’opposition et lui donne cette légitimité nouvelle qu’elle n’a pas trouvée dans les urnes, tandis que le pouvoir est soupçonné des pires desseins et accusé d’actes scandaleux. Les dirigeants de l’opposition ont annoncé qu’ils ne demanderaient certainement pas le retour au calme, qu’ils ne plaideraient pas pour l’apaisement, qu’ils ne feraient aucun compromis avec Ennahda, qu’ils jugent disqualifié. Il y aura donc, dans les jours et les semaines qui viennent, une épreuve de force entre le pouvoir et l’opposition. Davantage de désordres et probablement beaucoup de victimes. Et le retour à une société plus calme qui se consacrerait uniquement à la croissance n’est pas pour demain.

La Tunisie, cas unique.

Mais comment ne pas approuver les laïcs qui refusent de renoncer aux avantages qu’ils attendaient de la révolution d 14 janvier 2011, celle qu’ils ont déclenchée et qui leur a été ravie par les intégristes ? Comment ne pas souligner la clairvoyance politique de la gauche et du centre qui exigent que la Tunisie à construire soit conforme à ses traditions de tolérance et d’émancipation des femmes ? Comment ne pas voir que la Tunisie est un pays unique, modelé certes par la religion, mais aussi par l’influence occidentale ?

Ils étaient une foule de maîtres à penser, en France il y a deux ans, qui saluaient le printemps arabe en y voyant la capacité des sociétés musulmanes à abattre les dictatures. Pour eux, l’affaire était réglée : ils ne discernaient aucun risque de basculement dans l’intégrisme. Les convulsions de l’Égypte et de la Tunisie, l’énorme emprise de l’extrémisme religieux sur les électeurs, l’exemple terrible de l’Iran où il n’y eut jamais qu’une alternative à la monarchie, auraient dû les faire réfléchir. C’est reparti pour un tour : un affrontement en Tunisie et en Égypte, et, à Paris, des querelles de salon.

RICHARD LISCIA

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Une réponse à Tunisie : l’autre révolution

  1. Chaoui dit :

    Je ne suis pas maître à penser, mais je pense…La démocratie ne se fait que rarement en une nuit ou un jour; les peuples font leur expérience de la démocratie, si elle passe par l’expérience douloureuse d’un extrémisme ou un autre (religieux ici, autre dans d’autres terres, en d’autres périodes), personne, aucun autre peuple, ne peut offrir au peuple concerné l' »économie » de cette expérience; L’Iran n’est pas l’Egypte, la Tunisie n’est pas l’Iran; la seule expérience de la démocratie en Iran, rappelons-le à été décapitée par les États-Unis et la Grande-Bretagne, pour intéréts économiques, c’est l' »opération AJAX » reconnue officielement par Obama.Quand on décapite la démocratie d’un autre peuple pour intérêts financiers, à quoi s’attendre?
    Ce n’est pas du tout comparable avec l’expérience et les erreurs qu’un peuple fait lui-même et qui l’amène vers une certaine maturité démocratique ; 6 mois, 1 an, 2 ans, sur l’échelle de l’Histoire de l’humanité, ce n’est pas grand-chose, les sociétés dites « musulmanes » (je n’apprécie pas ce terme, car la diversité de ces sociétés est grande) n’ont pas un dossier « démocratie » à rendre en un laps de temps défini; les bilans occidentaux de ces révolutions ne sont ils pas teintés d’une exigence justement loin de toute sagesse? Cordialement, Dr Chaoui

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