Un point de vue iconoclaste

Hollande hier sur le « Charles-de-Gaulle »
(Photo AFP)

Les lecteurs subtils que vous êtes forcément me permettront aujourd’hui, du moins l’espéré-je, de me livrer à une analyse iconoclaste dont je m’empresse de dire qu’elle ne modifie nullement le point de vue que je n’ai cessé d’exprimer depuis le 7 janvier, mais qui offre la possibilité de voir les choses sous un angle différent, quoique susceptible de déranger le consensus de ces quelque 97 % des Français qui, selon les sondages, s’identifient à Charlie.

FRANÇOIS HOLLANDE a dit ce matin, à l’Institut du monde arabe, que les musulmans étaient les « premières victimes » des crimes commis au nom de l’islam. J’ai déjà eu l’occasion de reprendre un imam sur ce genre de déclaration car, ai-je dit, les premières victimes sont celles qui sont tombées sous les balles. Ce que le président de la République a déclaré est seulement valable pour les pays arabes où s’est déchaînée depuis quatre ans une violence inouïe contre des populations arabes, mais par pour la France.

Quel degré de cruauté ?

Je dois ajouter que j’éprouve une sorte de malaise au sujet des trois tueurs. Je n’arrive pas à situer leur degré de cruauté. Ce sont sûrement d’épouvantables assassins, mais ils ont épargné des vies : à Dammartin-en-Goële, ils n’ont pas fait de mal au propriétaire de l’imprimerie, et ne se sont pas servis de lui comme monnaie d’échange avec les policiers qui le cernaient. Coulibaly lui-même aurait pu faire un effroyable carnage avant de tomber sous les tirs des policiers.  À Charlie Hebdo, le massacre aurait pu être encore plus affreux ; le journal et l’Hyper Casher ont donc échappé au pire, même si nous restons tous sous le choc des 17 assassinats qui ont été perpétrés et ont suffi à faire de cette terrible semaine de janvier une semaine historique.

Le soutien à Charlie Hebdo est universel à cause du sacrifice des rédacteurs et dessinateurs. Mais, dans le public français, les lecteurs de l’hebdomadaire étaient très peu nombreux. Le journal ne vendait guère plus de 30 000 exemplaires, et il a fallu que ses journalistes meurent pour qu’il accède enfin au succès commercial, ce qui représente à mes yeux de journaliste l’ironie la plus sinistre de toute l’affaire. Bien entendu, c’est sur le principe de la liberté d’expression que la France s’est mobilisée. Il demeure que la férocité éditoriale de Charlie Hebdo n’était partagée que par un mince lectorat. Lorsque l’équipe de Charlie s’est emparée de l’affaire du film qui insultait gratuitement l’islam, j’avais écrit qu’elle prenait des risques inutiles, parce que ce film constituait une monstruosité de toute façon. Et que, avant d’être libre, il faut être vivant. Je ne suis pas du tout fier de cet article hélas prémonitoire, car les victimes de janvier, je le répète, sont des héros qui ont sacrifié leur vies sur l’autel des libertés.

Il y a des failles dans le consensus : d’abord ces enfants et adolescents, sans doute musulmans, qui nous ont tous choqués parce qu’ils ont refusé la minute de silence dans les écoles et que leurs enseignants n’ont pas réussi à convaincre car ils s’identifient davantage à la cause des assassins qu’aux « valeurs » de la République (je mets le mot valeurs entre guillemets parce que je pense qu’il est galvaudé au point de devenir un réflexe plutôt qu’un credo). Ensuite ceux qui s’indignent de ce que l’on défende la liberté d’expression tout en poursuivant Dieudonné qui n’aurait fait qu’exprimer la sienne. Certes, je connais la réponse à cet argument : Dieudonné ne cesse d’encourager le crime, le révisionnisme historique et l’antisémitisme et il est en infraction avec la loi, alors que Charlie Hebdo bénéficie de la loi sur la laïcité qui exclut le délit de blasphème. D’accord, mais quelques enfants de la République, de citoyenneté française parce qu’ils sont nés sur notre sol,  que nous avons éduqués, ressentent quand même une injustice.

Une manie française.

De même, je comprends qu’un musulman en ait assez d’être interpellé par la société française pour qu’il dénonce la violence djihadiste. Ou bien il la condamne et n’a pas à exprimer sa révolte plus que tout autre citoyen non-musulman, ou bien il l’approuve et il vaut mieux qu’il se taise. C’est une manie des Français. Ils n’ont que le mot intégration à la bouche, mais ils trouvent tout naturel qu’on interroge des Français juifs sur Gaza et des Français musulmans sur Charlie Hebdo, sujets qui n’ont d’ailleurs aucun rapport. L’intolérance commence là, c’est-à-dire au moment où l’on blesse un groupe ethnique ou religieux. Il faut arrêter de blesser les gens, juifs ou musulmans.

Inévitablement, on a entendu des musulmans qui s’auto-désignent « premières victimes », qui exigent les mêmes mesures de protection pour les lieux musulmans que pour les lieux juifs (ce qui est légitime dès lors, qu’il y a eu des actes racistes contre des mosquées) et qui dénoncent avec force l’amalgame entre islam et islamisme, en négligeant le fait que les djihadistes commettent leurs crimes au nom de leur religion, ce qui n’est pas le cas des Français juifs. D’ailleurs, on n’aurait pas eu pour ceux-ci toutes les prévenances du monde si le seul Hyper Casher avait été attaqué.

L’exercice auquel je viens de me livrer montre que, au-delà du consensus national, les fractures sous-jacentes entre divers groupes qui croient tous détenir la vérité divisent profondément la société française et appellent des remèdes compliqués et de long terme. J’observe que le gouvernement connaît, comprend et examine attentivement tous les méandres de cette crise labyrinthique et qu’il mesure aussi la tâche énorme qui l’attend. Bon courage.

RICHARD LISCIA

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8 réponses à Un point de vue iconoclaste

  1. A3ro dit :

    Très bon article.

    Après s’afficher en « Je suis Charlie », il y a une foultitude de questions pas facile du tout à résoudre pour la société.

    J’ai fortement désapprouvé la surenchère de Charlie après le navet « L’innocence des musulmans », qui, à mon sens, mettait des vies en danger, mais force est de constater que les seules vies perdues, ce sont les leurs.

    Le parallèle du christianisme est intéressant : encore maintenant, des caricatures religieuses font réagir jusqu’au Pape. Mais la vérité, c’est qu’un chrétien peut rire d’une caricature sur un juif, un athée ou un musulman, qu’un musulman peut rire des trois autres, et un juif et un athée pareil. Il faut avoir bien peu de confiance dans la force de ses convictions pour que le rire seul puisse les faire vaciller – tant que c’est fait avec humour et sans méchanceté. Exactement comme on pourrait se moquer avec affection d’une personne : un peu d’auto-dérision, que diable !

  2. Un candide dit :

    À la grande marche parisienne de soutien à la liberté d’expression, la plupart des participants arboraient des badges « Je suis Charlie ». Les rares qui portaient des badges « Je ne suis pas Charlie » étaient forcés de les retirer par le service d’ordre ou la police. Certains qui, peut-être par plaisanterie de mauvais goût, ont eu le tort d’arborer un « Je suis Kouachi » ont été arrêtés.
    Le lendemain de la manifestation pour la liberté d’expression, 34 personnes étaient traînées en justice pour crimes d' »apologie du terrorisme » ou pour propos racistes ou antisémites. L’une d’elles a déjà été condamnée à 3 mois de prison ferme.
    Enfin, un humoriste grossier et doctrinaire a été arrêté et placé en garde à vue pour avoir dit « Je suis Coulibaly », propos qualifié « d’apologie du terrorisme ».

    Tout cela au nom de la « liberté d’expression »…

    Réponse
    Pour ou contre ? Votre message n’est pas clair et votre anonymat peu rassurant.

  3. Candide dit :

    En réalité, la solution « à tout ceci » est simple : il suffit d’appliquer la loi républicaine (de préférence avec discernement et fermeté) dans la rue, dans les écoles, dans les mosquées, dans les piscines, les cantines, les hôpitaux, les zones de non droit, les abattoirs, bref sur l’ensemble du territoire national. L’apparente complexité généralement alléguée (et mise en scène et en cash) tient à l’installation croissante depuis des décennies du laisser aller dans le confort matériel, de la démagogie électoraliste, de la corruption ( ?), de l’irresponsabilité, etc, auxquels s’ajoutent maintenant, la peur des complications de tous ordres (relations professionnelles, « judiciarisme » avec les dépôts de plainte innombrables et à propos de tout et de rien, pertes de clientèle, licenciements) – et la terreur de se faire assassiner.

  4. lacoste dit :

    Permettez moi de faire un peu de philosophie de bazar.
    La liberté des uns s’arrête à la liberté des autres. Et la liberté est consubstantiel à la responsabilité. Si la liberté est un droit, elle exige aussi et surtout des devoirs. Notre premier devoir d’humain est le respect de l’autre. Chacun d’entre nous a un espace de « sacré  » qui peut être le » ridicule » de l’autre, ne le piétinons pas impunément. La dérision n’a aucune valeur pédagogique, elle ne peut avoir qu’un rejet de crispation.
    Nos valeurs républicaines ? qu’en reste-t-il, dans ce monde de repli sur soi, d’égoïsme et d’égocentrisme où les autres n’existent plus qu’à travers nos écrans de smartphones, de tablettes, d’ordinateurs. C’est pour cela que je ne peux pas être « Charlie ».
    Merci pour votre article qui doit être un source de réflexion.

    • Oj dit :

      Vous avez résumé de façon extrêmement claire ce que je ressens et peinais à expliquer à mon fils de 25 ans. J’ai participé au rassemblement de dimanche sans être Charlie pour défendre des principes comme le respect mutuel, de la vie, des convictions religieuses et de la liberté d’expression.

  5. Dr Ivana Fulli dit :

    Trois éléments que je soumets à votre réflexion:

    1.) Il ne s’agit pas du cas des trois terroristes du 7 01 15 mais, il me semble qu’il ne faut pas négliger l’aspect d’ hubris idéaliste de certaines personnes nées françaises dans des milieux sans souffrance sociale importante, voire dans des milieux privilégiés, se convertissant à l’islam pour se retrouver dans un mouvement extrémiste afin de transformer le mode selon un idéal. Ce cas de figure me semble très proche de ceux qui s’engageaient dans des mouvements de terroristes d’extrême gauche (Brigades rouges, Action directe)-notamment, mais pas seulement, chez ceux qui n’avaient aucun parent musulman.

    NB: Le passage en prison de délinquant ou criminel de droit commun à terroriste, qui est plus connu, a été observé aussi au bénéfice du terrorisme d’extrême gauche (Cesare Battisti étant un excellent exemple de ce deuxième cas de figure connu beaucoup de français).

    2.) Qu’existe une différence entre ridiculiser une religion qui est une idée et faire l’apologie d’un génocide qui est un crime contre l’humanité semble évident à tous les esprits démocratiques. Il me semble qu’il convient d’intégrer aussi aux raisonnements qui peuvent découler de cette observation que bien des Français considèrent la traite des noirs par des européens pour fournir en esclaves les colonies surtout américaines comme un génocide-à tort ou à raison, peu importe pour ce qui nous occupe.
    Il serait donc particulièrement important de faire preuve de beaucoup de pédagogie et d’un respect scrupuleux des règles d’un État de droit dans les affaires judiciaires de Dieudonné pour ne pas alimenter des sentiments d’injustice et de frustration.

    3.) L’honneur des communistes italiens aura été de s’opposer avec la plus grande vigueur aux terroristes d’extrême gauche des brigades rouges et leur action aura sans doute permis à beaucoup de jeunes idéalistes de ne pas se laisser entrainer d’un idéal communiste vers le terrorisme.

  6. Chambouleyron dit :

    Iconoclaste bisounours. Avec son « les musulmans sont les premières victimes » notre président dans sa bulle politico-médiatique a l’art de la synthèse de l’ex-secrétaire. Sur le paragraphe du degré de cruauté des assassins guerriers, combattants, bientôt héros me laisse interrogatif : mais c’est bien sûr, l’un ne tranquillise -t-il pas une otage en lui susurrant : nous ne tuons pas les femmes ? C’est le degré zéro de la cruauté . Elle ignorait sans doute que deux femmes avaient été abattues par ces Bonnie and Clyde. Il y aura bientôt une ritournelle . 30000 exemplaires la faillite proche. Oui. Mais la férocité éditoriale de Charlie Hebdo. Crayons=fusils d’assaut ? « L’innocence des musulmans », je n’ai pas vu ce film. Je ne suis pas un abonné des caricatures blasphématoires. Leurs existence suffit aux religieux pour jeter l’anathème . C’est de la pub ! Elles sont légales dans un état laïque . A manier avec précaution, c’est sûr. Le terrorisme islamiste n’est-t-il pas enkysté au sein de la communauté musulmane de France dont de nombreux groupes ont refusé de s’associer au deuil national? Chaque musulman n’a pas à se prononcer mais le silence assourdissant depuis des décennies de leurs représentants interpelle. Oui, depuis le 7janvier un frémissement ! Malgré ses rodomontades de toujours l’État n’a pas été capable de protéger ses citoyens. Et tout le reste est vanité et poursuite du vent…. du pouvoir.

    Réponse
    Bonnie and Clyde étaient une femme et un homme.

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