Un conte d’Arabie

Mohamed Ben Salman
(Photo AFP)

L’action de la plus élémentaire des justices a été interrompue, dans l’affaire Khashoggi, lorsque la raison d’Etat est intervenue.

QUAND un crime n’offre plus aucun doute, est-il indispensable de le traiter avec précaution ? Faut-il, parce qu’une affaire est compliquée, s’entourer de toutes les réserves inspirées par la décence et le droit ? Pourquoi ne pas dire, sans nuance, qu’au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, un traquenard a été conçu, mis en œuvre, et appliqué avec une cruauté qui a aveuglé ses acteurs, peu soucieux des conséquences politiques de  leur crime ? C’est un assassinat particulièrement atroce qui a été commis en Turquie et il ne serait jamais advenu sans l’assentiment du prince Mohamed Ben Salman. Jamal Khashoggi est mort d’avoir publié son avis sur la nature du régime saoudien, dirigé par un jeune homme de 33 ans qui s’est drapé dans la modernité avant de recourir aux pires méthodes du Moyen-Âge et dont les « avancées » politiques, le « progressisme » apparent, le « réformisme » n’ont jamais été que l’habillage de la répression. L’autoritarisme triomphaliste du prince n’est pas compatible avec l’innocence : si l’infernale équipée de ses sicaires a été possible, c’est forcément parce qu’il l’a ordonnée ou avalisée. S’il n’était pas au courant, comment le croire ? Dans une telle hypothèse, il serait au moins coupable d’ignorance, de négligence, d’amateurisme et, n’importe où ailleurs, il aurait démissionné.

Le prince sera épargné.

Les condamnations de circonstance exprimées partout dans le monde ont permis à Recep Yassip Erdogan, chef atrabilaire de la Turquie, de conduire l’enquête au nom de la violation de son territoire et d’une prédilection pour le droit qui, pourtant, n’a jamais freiné le renforcement de ses pouvoirs. Personne n’a encore souligné le paradoxe qui a fait du président turc l’arbitre suprême d’un crime à la fois machiavélique et irresponsable, alors que ses propres manquements aux droits de l’homme sont aveuglants. Et c’est Donald Trump, cet autre cynique, qui a suggéré à Erdogan de mettre une sourdine à ses accusations. L’affaire est entendue : les assassins seront recherchés, trouvés et punis, mais le prince sera épargné. Pourquoi ? Parce que, dans l’Orient compliqué, l’Amérique ne saurait avoir que des ennemis et que, si la diplomatie américaine est toute engagée contre l’Iran des ayatollahs, elle ne peut pas se mettre à dos l’Arabie aussi. Pour tous ses clients, son pétrole hors de prix est vital. Une faible réduction de sa production renverrait le cours de l’or noir à son sommet historique. Parce que, en outre, les Etats-Unis et tant d’autres pays lui vendent des armes et que le marché saoudien intéresse la Russie et la Chine, lesquelles seraient promptes à l’envahir. Parce que, enfin,  se poursuit au Yémen depuis quatre ans une guerre au moins aussi horrible que celle de Syrie et qui oppose, par factions interposées, l’influence de Riyad et celle de Téhéran.

Intérêts nationaux et droits de l’homme.

A guerroyer ainsi au Yémen, Mohamed Ben Salman, loin de l’emporter contre les Houtis, se contente d’y commettre quelques atrocités, contre les civils, les bus scolaires et les hôpitaux. C’est l’interminable bataille dont personne ne parle mais qui, depuis longtemps, pose une question très sérieuse sur la compétence, le jugement et la lucidité de Mohamed Ben Salman. C’est lui que les Occidentaux ont pourtant décidé de soutenir. Il est vrai que, entre la duplicité des ayatollahs et la violence du régime saoudien, le choix est cornélien Au-delà des belles paroles, Américains et Européens n’ont jamais su concilier leurs intérêts nationaux et les droits de l’homme, qu’ils prétendent soutenir avec vigueur et vigilance. Depuis que Trump a été élu, la diplomatie américaine a cessé de faire référence au droit. Face au tollé mondial déclenché par l’assassinat de Jamal Kashoggi, Donald Trump a été contraint de monter dans le wagon de l’indignation. Pas pour longtemps : il vient de fixer à la Turquie la limite qu’Erdogan ne pouvait pas franchir.

L’Allemagne suspend ses ventes d’armes à l’Arabie, mais la France ne peut pas suivre ce bel exemple parce que son commerce extérieur est lourdement déficitaire. Quant aux Etats-Unis de Trump, ils n’ont plus de ligne géopolitique, ils se contentent de faire des « deals », devenus le nec plus ultra de leur politique extérieure. Mohamed Ben Salman sortira de ce guêpier grâce au pétrole, à l’argent, à la multiplicité des régimes autoritaires au Moyen-Orient. Ce foisonnement de potentats qui ont étouffé leur conscience relativise le crime. De sorte que nous n’avons même pas le privilège de nous retrouver dans le camp du bien. Nous avons tous, Russie, Chine, Union européenne, Etats-Unis, nos clients pervers, nos amis coupables, nos relations toxiques. Nous traitons avec des criminels en essayant de faire croire à nos opinions qu’ils sont blancs comme neige. Ou plutôt pas pires que d’autres.

RICHARD LISCIA

 

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3 réponses à Un conte d’Arabie

  1. admin dit :

    LL (Etats-Unis) dit :
    Comme tu le dis très bien, l’affaire Khashoggi illustre la convergence de trois cynismes – mais offre aussi trois exemples de la même incompétence, celle des hommes forts. La démocratie a le mérite d’offrir des balises ; une fois ces balises retirées, c’est le règne de la terreur et du n’importe quoi. Le plus inquiétant dans cette affaire n’est pas le comportement, attendu, de Ben Salman ou d’Erdogan; mais celui de Trump qui agit selon ce que lui dit le dernier sondage.

  2. vultaggio-lucas dit :

    A lire ces lignes, l’impression est donnée que le compte est meilleur, pour « la décence et le droit », pour le « modernisme », le « réformisme » et le « progressisme » de l’Arabie saoudite et d’ailleurs, pour le cynisme politico-économico-commercial mondial, en particulier celui de la vente d’armes (les marchands d’armes françaises seraient les seconds fournisseurs de l’Arabie saoudite après les USA…) sans oublier « le Davos du désert » à Riyad où il y aurait affluence…bien qu’il n’y ait pas de neige. Mais, le compte n’est pas encore assez bon pour les milliers de morts au Yémen et ailleurs dans le monde, les « démocraties » étant confrontées à des « choix cornéliens ». Mais, comme d’aucuns conseillent de fuir les individus pervers, peut-être serait-il salvateur de fuir également ces Etats-amis-clients pervers ?
    Réponse
    L’impression donnée par ces lignes est que le compte n’est pas bon. Je ne suis pas sûr que vous ayez compris. Pour une fois, vous êtes de mon avis, mais vous ne semblez pas le savoir.
    R.L.

    • vultaggio-lucas dit :

      Je n’ai pas écrit  » que le compte est meilleur » mais « que le compte est de plus en plus bon » dans le sens où il est possible de dire « son compte est bon » pour « son sort est scellé ». Je vous remercie de penser que je puisse avoir mal compris vos propos ce qui impliquerait que je sois de votre avis « pour une fois »…
      Réponse
      Oui, mais ce faisant, vous avez commis une faute de grammaire. Désormais, je vous les laisserai.

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