Une tragédie franco-américaine

Blinken, « l’ami » américain
(Photo AFP)

Le contrat sur la livraison à l’Australie de sous-marins à propulsion nucléaire, qui remplace le précédent, la construction de sous-marins par la France, équivaut à une trahison commise par les Américains et les Australiens. Les conséquences géopolitiques de cette affaire seront multiples et graves. 

ON SE PERD en conjectures sur ce qui a motivé le président Biden : les négociations entre Canberra et Washington ont été tenues secrètes et la France, contrairement à ce qu’a fait savoir le gouvernement des États-Unis, n’a jamais été prévenue. Les dirigeants français, et plus particulièrement le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, n’ont pas contenu leur colère. Ils ont trouvé quelques qualificatifs qui ne ménagent guère la puissance américaine. La crise brutale qui oppose la France à son plus grand allié va bien au-delà d’un appauvrissement industriel, d’une perte d’argent ou d’un problème d’emploi. Même la CGT de nos chantiers navals ne s’inquiète pas outre mesure du sort des salariés, car les carnets de commandes sont pleins. En revanche, quel avenir sera réservé à nos relations avec Washington est une autre paire de manches.

Perplexité.

La surprise et l’indignation n’empêchent pas la perplexité. On ne réagit pas à ce coup bas commis par un allié comme on réagirait à une mauvaise manière imaginée par un adversaire. Non seulement l’Amérique de Biden a rejoint l’OTAN et la lutte contre le réchauffement climatique, mais le chef de sa diplomatie, Anthony Blinken, déclare à qui veut l’entendre son amour pour la France. Bilingue et pro-français, il a passé sa jeunesse dans notre pays. Les Français ne comprennent pas que, dans un geste d’affection, il n’ait pas pris le temps d’informer M. Le Drian de ce qui se tramait. Angela Merkel, chancelière allemande, venue à Paris pour sa visite d’adieu à Emmanuel Macron, ne peut pas l’ignorer : la fiabilité des États-Unis, sur laquelle reposent les liens qui nous unissent à eux, a considérablement diminué.

Dissuasion française.

Ce qui semble signifier que l’Europe, comme un vulgaire Afghanistan, est livrée elle aussi à ses adversaires. Certes, la Chine menace les États-Unis, certes, elle fait tout pour qu’un cordon sanitaire soit construit autour d’elle, certes, ses tendances hégémoniques deviennent insupportables et, comme tous les États expansionnistes, elle se déclare victime d’un encerclement occidental. Mais la France est parfaitement capable de contribuer au renforcement des moyens de défense de l’Australie. Le message américain est le suivant : « Nous nous occupons nous-mêmes de la menace chinoise et la France ou l’Europe n’ont rien à faire en Asie ». Ce n’est pas vrai, bien sûr. La France, plus que toute nation européenne possède les moyens de la dissuasion. Elle a un porte-avions nucléaire et elle possède et peut donc produire des sous-marins lanceurs d’ogives atomiques qui, en circulant en mer de Chine, représentent un deterrent réel.

Une revanche du Brexit.

Que la grande Amérique ait piqué un contrat juteux à la petite France serait secondaire si son soudain narcissisme ne traduisait l’humiliation qu’elle a ressentie après sa déroute à Kaboul, si elle n’était pas intéressée par les bonnes affaires et si elle ne se sentait pas assez coupable pour ne pas informer son alliée et rechercher la complicité des Anglais. Il y a autre chose : le Brexit fonctionne très mal. Boris Johnson, le chef du gouvernement britannique, a été obligé, contre toute attente, de différer de plusieurs mois l’application des nouveaux accords commerciaux qui consacrent le Brexit, sans dire à son électorat que son choix du « grand large » est un fiasco pur et simple. L’affaire des sous-marins montre d’abord que l’Union européenne doit renforcer d’urgence ses moyens militaires et de dissuasion et que, avec l’absence des États-Unis et du Royaume-Uni, le seul pays nucléaire capable de tenir la dragée haute aux Russes et aux Chinois, c’est la France.

Un comportement absurde.

Elle montre ensuite que le monde pervers et cynique inauguré par Trump a été adopté par son successeur, ce qui fait que, démocrates ou républicains, pour les Français, c’est la même chose. Dans ces temps compliqués et difficiles, la seule riposte, c’est l’unité européenne, le retour de l’axe franco-allemand (qui va beaucoup dépendre des élections générales de la fin de ce mois-ci outre-Rhin), la fermeté à l’égard de nos adversaires comme de nos alliés. Il est temps de prouver aux Américains que nous pouvons faire ce qu’ils font, qu’ils n’ont pas de leçon à nous donner, qu’ils ont besoin, contrairement à ce qu’ils essaient de nous faire croire, de leurs alliés européens. Leur comportement frise l’absurde. Nous leur envoyons des messages désespérés pour leur rappeler que nous sommes leurs alliés. Ils nous traitent plus mal que nos ennemis.

RICHARD LISCIA

Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

6 réponses à Une tragédie franco-américaine

  1. Michel de Guibert dit :

    Il vaudrait aussi « tenir la dragée haute » aux Américains et quitter l’OTAN une bonne fois pour toutes !
    Les Américains ne nous traitent pas comme des alliés, mais comme des vassaux.

    Réponse
    Quitter l’OTAN ? D’accord. Mais pas avant d’avoir organisé la sécurité européenne.
    R. L.

  2. Alan dit :

    Je ne connais pas assez le problème certes, mais si les Australiens ont fait volte face, ils ont leur part de responsabilité également, non ?

    Réponse
    Une immense responsabilité et c’est pourquoi la France a rappelé son ambassadeur à Washington mais aussi à Canberra.
    R. L.

  3. Gascon dit :

    Le monde a changé. Il se délite pour redevenir plus brutal, comme au Moyen-Age. Et les Européens n’ont pas encore fait les mises à jour !

    Mais ce qui est assez effarant, c’est que les États-Unis ne se donnent même pas la peine d’y mettre les formes. Que BoJo ait un urgent besoin de prendre une revanche, on peut le comprendre. Mais humilier un allié, comme l’ont fait les États-Unis, c’est agir contre leurs propres intérêts. Ils s’étonnent de la réaction de Paris ; ce qui signifie qu’ils n’ont pas encore compris à quel point ils sont et ont été stupides, du moins sur les formes.

  4. Laurent Liscia dit :

    Merci pour cette fine analyse. Une affaire grave, ou l’administration Biden, très pointue sur les dossiers intérieurs, démontre une fois de plus sa maladresse de néophyte en matière de politique étrangère. Cela dit, on est en plein cycle isolationniste américain, démarré par Obama, continué, étrangement, par Trump, et maintenant Biden. Les Américains ne se sentent pas mondialistes. Comme tu dis, leur cordon sanitaire se construit surtout autour de la Chine, avec l’appui du Japon et de l’Australie (et beaucoup moins de Taiwan, qui tremble dans ses bottes après l’exemple de Hong Kong). Ils demeurent dans l’OTAN, mais ne voient pas en Poutine une vraie menace (en quoi ils ont peut-être tort). Et c’est vrai que c’est d’abord à l’Europe de faire face aux Russes. Là où on va pouvoir tester l’appétit de Biden pour le leadership, c’est sur les accords de Paris et l’action contre le changement de climat.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.